Raisons de famille (1976)

"...M. Lucotte exposait là dans ses vitrines tous les soldats du monde civilisé dans toutes les allures et positions réglementaires ; quelques séries de guerriers barbares, voire sauvages, y figuraient aussi dans des poses plus libres. Il ne semblait pas que la guerre pour de vrai eût rendu cette boutique ni dérisoire ni modeste ; elle en tirait plutôt sa justification suprême, à cela près qu'il avait fallu modifier les uniformes, admettre les nouvelles attitudes de combat et renouveler jusqu'aux accessoires du décor en introduisant des éléments de boyaux, de cagnas et réseau Brun, là où le champs de bataille s'ornait habituellement de haies et de gabions. Il sautait aux yeux que l'étalagiste avait une préférence pour les suites classiques. Moi aussi, mais il y avait les nécessités de l'heure ; les images et les echos de cette guerre vivante n'arrêtaient pas de me fasciner. Ainsi m'attardai-je à passer en revue les dernières figurines de la maison Lucotte, le lanceur de grenade, les servants du crapouillot, le nid de mitralleuse, les brancardiers ; il y avait même des corps étendus, hors de combat, mais en des postures étudiées pour suggérer plutôt la blessure grave que la mort. Bien entendu, cultivant le plus fraternel des esprits de corps, je m'interessais d'abord aux artilleurs, aux canons de 75, aux batteries au trot. Et j'avais, dans ma poche, sous enveloppe, la mort de mon frère."

(c) Droits réservés.

Parution :

  • Edition originale, Gallimard, Paris, 1976
Réédition en 2015, aux éditions Via Romana

 

Perret, l’insubmersible

Gardez le cap avec cet écrivain mahousse

(article paru sur www.causeur.fr)

Il y a d’abord une rencontre avec cette phrase qui déploie une puissance narrative hors du commun. Quel souffle ! On est emporté par le style, une langue française de haute tenue qui en impose par sa majesté sans pour autant rompre avec ses attaches populaires. Appréciez cette musique pleine de chausse-trapes : « L’Histoire est une carotteuse et une tête en l’air qui répartit ses couronnes au petit bonheur la chance, joue de la trompette par-dessous la jambe, allume des vessies, éteint des lanternes, et distribue ses brevets à la tête du client ». Gaston Le Torch, lieutenant honoraire d’infanterie coloniale, fantassin qui découvre la mer, héros cabossé du roman « Le Vent dans les voiles » paru en 1948, illustre cette fragile ligne de flottaison.

Le grand critique littéraire belge Pol Vandromme décelait dans cette prose chavirante une « préciosité (qui) a un air de naturel et la science de la grammaire des audaces de corsaire ». Un seigneur qui ne dédaignerait pas boire le coup dans un lointain rade de banlieue. Un ouvrier métallo qui prendrait la tête d’un régiment Hussard. Une féérie du zinc mâtinée d’aventures tropicales. Entre chien et loup, cette littérature de qualité se déguste à l’ombre des avenues trop éclairées où les fausses gloires des lettres brillent par leur vacuité. Jacques Perret (1901-1992) faisait bande à part, aujourd’hui encore, il en paye le prix. D’autres écrivains d’après-guerre ont usé de cet entre-deux poulbot et aristo, de ce mariage contre-nature, personne n’a atteint un tel degré de nostalgie. On respire à pleins poumons l’amertume du monde, sa gaudriole désenchantée et cet attachement viscéral pour les vaincus. Les perdants de l’Histoire auront toujours meilleure allure que les falsificateurs et leurs sales trognes satisfaites. La phrase de Perret n’est pas seulement un régal pour les yeux et pour les oreilles, parfaitement équilibrée malgré ses innombrables ramifications, elle déverse un plaisir intense. On y coule des jours heureux. On s’y prélasse avec bonheur.

À chaque fois que l’on ouvre un roman, une nouvelle ou une chronique de cet auteur rare, le sentiment d’une profonde injustice nous monte à la gorge. Pourquoi ne lit-on plus Perret ? Pourquoi privons-nous les enfants de France de Roucou (1936), Ernest le Rebelle (1937), Le Caporal épinglé (1947), Bande à part (1951) ou encore Les Biffins de Gonesse (1961). Nous entrevoyons bien-là quelques raisons idéologiques à cette odieuse mise à l’écart. Le garçon n’avait pas la mollesse de caractère de ses contemporains. L’honneur n’était pas chez lui un concept éthéré mais une façon de guider sa vie. Le Trône et l’Autel furent en quelque sorte son tombeau littéraire. Il n’avait pas épinglé au revers de son veston les brevets de bonne conduite dont les professeurs raffolent. Il ferait tache dans une assemblée d’humanistes et démocrates débonnaires. Il cumulait les « tares » et brouillait les couloirs maritimes de la bien-pensance en dehors desquels toute postérité boit la tasse.

Royaliste et maquisard, médaillé militaire et déchu de ses droits civiques, chercheur d’or et renifleur d’embruns, polémiste et nouvelliste, Algérie Française et Chouan de la Mouffe, c’en est trop pour un seul homme dans une époque étroite d’esprit. Tant mieux finalement si les buveurs de picrate préfèrent les écrivains sans jus. Nous conservons pieusement dans nos bibliothèques tous les livres de Perret, les salisseurs de mémoire ne le méritent décidément pas. Perret est un auteur de copains, de connivences d’un soir, comme ces vins de Loire qui rendent mélancolique, c’est-à-dire gai et triste. Saluons en ce début d’hiver, l’extraordinaire travail de l’éditeur Via Romana qui a publié notamment les Chroniques d’Aspects de la France en deux tomes (1948-1952 et 1953-1959) et qui vient de sortir Raisons de famille. La revue Livr’arbitres de Patrick Wagner consacre son numéro 18 (automne 2015) à Jacques Perret et revient également sur le cinquantième anniversaire de la disparition de Roger Vailland. Un excellent numéro, érudit et partageur, où de nombreux témoignages viennent éclairer la figure de ce grand écrivain.

Raisons de famille de Jacques Perret – Editions Via Romana.

*Photo: Sipa. Numéro de reportage : 00259446_000002

Thomas Morales

Gravure sur bois de J. Perret
Le vilain temps
Actes du colloque de 2005 à la Sorbonne
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© Ayants-droit de Jacques Perret