Bande à part (1951)

"...Mais le dernier homme était resté là, sur le chemin. Il posa son fusil par terre, déboucla son ceinturon d'un geste fébrile, s'empêtra quelques secondes dans ses buffleteries et posa culotte. Sans même nous consulter du regard, Polard et moi prîmes nos dispositions pour épauler.
       Un vilain réflexe, mais conforme au métier de franc-tireur qui doit mettre un peu de lâcheté au service de la patrie. L'homme se présentait à nous de trois-quarts, c'est-à-dire que, les fesses encore protégées par le sillage de la patrouille, il faisait face instinctivement au chemin parcouru, comme si les égorgeurs de traînards et les terreurs de la montagne eussent marché à pas de loup, dans l'empreinte des bottes. Tout en lui respirait l'urgence, mais, à dire vrai, le temps qu'il se déboutonnât, impossible d'affirmer si les grimaces de son visage tenaient plus à la peur qu'au travail des boyaux. Il avait une grosse figure plutôt pâle, une figure de paysan en mauvaise santé, mais sans ruse et même un peu simplet, un peu ridicule aussi avec son casque trop petit et couronné de piteux feuillages comme un gros luron bucolique en train de payer ses orgies. Sitôt accroupi, les traits se détendirent brusquement et je garde la vision d'une espèce de béatitude à la sauvette qui est l'une des images de guerre les plus importantes de ma modeste collection. Il arrive un moment où ces choses-là comptent plus que tout au monde, et il y a des gens qui bravent la mort plutôt que de faire dans leur pantalon. L'homme avait une terrible chiasse, une vraie chiasse d'Ostrogoth, qui faisait une pétarade lugubre à travers le vent et la pluie. Je peux même dire que le bruit nous fit une grosse impression et nous ne tirions toujours pas. Le détachement avait pourtant pris de l'avance en bas du chemin, et nous pouvions lâcher impunément notre coup de feu jumelé avant de nous barrer dans les replis de la montagne. Mon fusil était posé, bien immobile, sur un gros caillou, et je tenais l'homme au quart de poil dans ma ligne de mire, en plein dans le ventre, et j'en avait mal au ventre et le coeur sur les lèvres à le prévoir basculant le derrière dans sa crotte ou le nez dans la boue et le fessier au vent. On ne tire pas sur un homme qui débourre ; pas besoin de convention de La Haye pour expliquer la chose. C'est un interdit qui vient du fond des entrailles. Une fois reculotté, l'homme était peut-être un salopard, je ne veux pas le savoir, et cela m'etonnerait parce que les francs salauds s'arrangent toujours pour ne pas se mettre dans des cas pareils, mais, pour l'instant, nous étions liés par une fraternité à l'état brut, une solidarité sans phrase, et bien peu s'en fallut que je n'allasse lui offrir un bout de papier au nom de la condition humaine."
(c) Gallimard, 1951.


Parutions :

  • Edition originale, Gallimard, Paris, 1951
  • Le Club du meilleur livre, Paris, 1961
  • Le Livre de Poche n°853, Paris, 1962
  • Folio n°278, Paris, 1972
  • Folio n°278, Paris, 2004 
Gravure sur bois de J. Perret
Le vilain temps
Actes du colloque de 2005 à la Sorbonne
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