Une sélection de chroniques dont plusieurs inédites. Préface de François Cavanna.
Auteur de romans, nouvelles, souvenirs, Jacques Perret fut un pamphlétaire féroce dénonçant avec humour, mais sans méchanceté, les faiblesses, les contradictions et les lâchetés de ses
contemporains.
Observations sans concession sur la nature humaine, les textes réunis dans cette « anthologie » restituent la quintessence d’une oeuvre marquée par un goût pour la vie, un sens de la dérision très
forts et une sorte de pessimisme souriant.
Ils sont extraits de recueils parus chez Gallimard dans les années 50 et jamais réédités depuis : Bâtons dans les roues (1953), Cheveux sur la soupe (1954) Salades de
saison (1957). On y trouvera aussi certains inédits, parus dans les nombreux journaux comme Le Rire auxquels Jacques Perret collabora tout au long de sa vie.
"C'est comme les enfants terribles, on les fait passer de la psychanalyse à l'opothérapie et à l'électrochoc, on les conduit de neurologues en psychologues jusqu'au jour où un médecin marron
mais génial ayant fait le tour de la thérapeuthique moderne, prescrira un traitement judicieux à base de fessées. Sous son apparence médiévale le remède se situe en réalité à l'extrême pointe du
progrès. En effet, dans une petite élite encore clandestine se ferait jour une tendance à reconsidérer l'immémorial axiome relatif aux innombrables fessées qui se perdent, à tous les âges de la vie
et sous toutes les latitudes." (Chroniques p.80)
L'art fraternel de Jacques Perret, touriste-routier, écrivain de plein vent
Toutes les occasions me semblent bonnes pour parler de Jacques Perret et lorsque l'occasion s'en présente sous la forme d'un livre de lui, je la trouve meilleure encore. Si je n'en
profite pas plus souvent c'est que la peur me paralyse d'offusquer la modestie qu'on lui devine et la pudeur de mes propres sentiments, qui tiennent pour autant à la sympathie qu'au jugement
littéraire conscient et organisé. En outre, il m'irrite d'avoir à m'exécuter dans les colonnes de ce journal où le lecteur le plus négligent le pratique avec une fidélité gourmande tout au long de
l'année. C'est là prêcher des convaincus, enfoncer une porte ouverte.
Ici je m’arrête pour me demander d’une part si je n’emprunte pas le ton d’un juré du prix Monthyon à propos d’un auteur dont l’œuvre entière porte la longueur d’onde d’une camaraderie
prochaine et somptueuse, d’autre part s’il se trouve encore un individu pour n’être pas convaincu du talent inestimable de Jacques Perret, ni éprouver le désir irrésistible qui vous saisit, passé la
troisième ligne, de partager avec lui « le goût gentillet de la condition humaine ».
Je ne sais qui doit faire le premier pas de l’écrivain ou du lecteur, ni qui doit apprivoiser l’autre. Toujours est-il que Perret vous a tout de suite un air de faire partie de la
famille. Je n’évoque pas seulement le grand-père en commun, traqueur d’aurochs et gorgé d’hydromel, auquel il fait de si fréquents appels pour récapituler à grands coups de buccin les générations
aberrantes de la promotion Beaujolais-Soja-Nylon et les rendre à leurs racines les plus profondes, mais l’art éminemment fraternel que possède ce touriste-routier, cet écrivain de plein vent, de
pousser votre porte, de s’asseoir à votre table et de mettre les coudes dessus pour vous raconter ses histoires.
Celles qui m’inspirent aujourd’hui ce pathose enthousiaste forment un monologue ininterrompu qui a pour titre « Cheveux sur la soupe ». C’est je crois bien, un recueil de
chroniques cocassement emboîtées les unes dans les autres et cimentées par le plus échevelé des discours, ainsi qu’il était procédé dans « Bâtons dans les roues ». Les deux ouvrages me
semblent même inséparables et amorcent une entreprise grandiose, à première vue inépuisable.
Je ne sais plus qui distinguait entre les époques de l’Histoire où il se passe quelque chose, et les périodes où il ne se passe rien. Brouillant époques et périodes, le génie épique et
quotidien de Perret prononce, au jour le jour, le réquisitoire le plus exquis à travers lequel un moment de civilisation ait jamais été convié à venir se constater lui-même dans ses absurdités, ses
délires et ses grotesques. Imaginez un feu roulant paré aux couleurs d’un feu d’artifice et vous aurez une idée approximative de la manière imprimée à ce geste parfois féroce, toujours
poétique ; à ce pamphlet toujours débonnaire, parfois tendre. Je défie quiconque d’en soutenir d’une traite la cadence et l’éclat. Dois-je défier quiconque de ne pas en déboucher un chapitre ou
deux, aux meilleures heures, et d’en reprendre le fil comme on renoue celui d’une conversation. Voici un livre à lire à petites gorgées pour sa densité exceptionnelle. Chaque proposition y fait
mouche, chaque phrase y résonne, chaque événement y porte fable, chaque fable y porte morale, un livre dont les arpèges vous retentissent jusqu’à l'extrémité des doigts de pied.
Qu’il s’agisse du sport, de la Sécurité Sociale, du bœuf miroton, de la relativité ou du chapitre des chapeaux, la verve de Jacques Perret n’a pas sa pareille pour tirer d’un fait divers
une maxime de morale universelle ou d’un événement mondial un précepte domestique. Solidement appuyée sur un vocabulaire et une syntaxe richissimes, une histoire et une géographie également
sentimentales, une compétence qui s’en remet en premier lieu au bon sens et à la tradition, elle ne rougit pas de se référer à un conformisme supérieur où tous les Français adultes, blancs et
civilisés peuvent se donner rendez-vous. Mais plus encore que la saveur réactionnaire qui baigne le propos, le burlesque de la satire, l’ingéniosité vertigineuse des développements, ce qui retient et
attire, c’est la curiosité chaleureuse de cet œil sereinement ouvert sur les hommes à travers les âges et les espaces. Jacques Perret aime son prochain dans les grandes largeurs.
Et c’est pourquoi voici également un livre avec lequel on ne se sent jamais seul.
Antoine Blondin Aspects de la France, 25 juin 1954