« La course a un peu flâné aujourd’hui ; nous sommes en retard sur l’horaire et le temps d’écrire sera court. Pour celui qui n’a rien à dire, ce n’est pas tellement grave. Mais les confrères qui
ont à raconter la course, à décrire le drame dans ses mouvements minutés, son évolution psychologique, ensemble et détails, essence et accidents, humeur du peloton, tactiques particulières,
interprétation des visages, des styles et des chiffres, je les admire sincèrement de pouvoir dresser un bilan d’étape aussi exact et nuancé quand ils ont l’œil sur la montre et que le ramasseur de
copie passe de chambre en chambre, implacable et discret, pour leur tirer des mains le feuillet à peine achevé.
Pour une fois, cependant, par discipline, je renoncerai au petit topo évasif pour exposer, dans une forme rigoureuse, un problème difficile qui se pose quotidiennement aux gens de l’escorte.
L’étape d’aujourd’hui, en effet, s’y prête fort bien par son déroulement uniforme et l’échappée typique, élémentaire, de deux mobiles animés d’un mouvement régulièrement accéléré. Voici l’énoncé
:
Le peloton roule à 33 Km/h, allure fixée une fois pour toute par décision crypto-collective.
Au kilomètre 99, deux coureurs se détachent et prennent tous les 200 mètres 1,5 s d’avance sur le peloton pendant 22 kilomètres, après quoi ils ne prendront plus qu’une seconde par kilomètre.
Dans la roue du peloton, un motard et son équipier, ayant perdu le souvenir du cassoulet de la veille, décident de pousser une pointe et de prendre une avance en vue de se restaurer tranquillement au
bord de la route. Etant donné que leur dépassement du peloton n’a pu s’effectuer qu’à 34 à l’heure et que, par la suite, ils se sont tenus pendant 800 mètres à hauteur des deux hommes de tête pour en
observer le style, on demande premièrement : combien de kilomètres leur faut-il rouler depuis la décision prise, et à quelle moyenne pour se ménager le temps d’un honnête casse-croûte assis ? D’un
casse-croûte au comptoir ? Deuxièmement, la vitesse du son étant connue, le sifflet des gendarmes précurseurs de l’échappée laissera-t-il loisir de bourrer une pipe avant le passage des hommes de
tête ? Enfin, le motard ayant garanti à la patronne qu’elle avait encore quatre minutes pour servir une tournée avant d’applaudir le Maillot Jaune, dites les calculs qui ont permis au motard de
rassurer l’hôtesse avec précision.
Si quelques erreurs ont pu se glisser dans l’énoncé, je m’en excuse un peu, mais il est bon de former la jeunesse à la solution des faux problèmes tels que l’université elle-même en propose depuis
quelques années aux candidats au baccalauréat. »
Articles de sport, La Table Ronde, Paris, 2005