Ernest le rebelle (1937)

"...A en juger par certains jurons de dépit, la recette n'était pas mirobolante.

-- Alors Juan ? Les rentrées sont mauvaises ?
-- Des pouilleux, des fauchés, cria-t-il bien qu'il empochât au même instant une assez jolie liasse. Tenez ! encore un flacon. Il en but une moitié, me passa le reste, puis se mit à tripoter les doublures d'un petit vieux chatouilleux qui se trémoussait avec un air de dignité contrariée. Son propre rire incoercible lui semblait honteusement déplacé.
-- Hé, là-bas, psst ; la tête de savant de mardi-gras ! Plus haut les bras ! Votre nom s'il vous plaît ?
-- Dr John Walter Bumbel.
-- Hein ? m'écriais-je en prenant tous les voyageurs à témoins de ma perspicacité, qu'est-ce que je vous avais dit ! Sans aucun doute les deux rasades de whisky y furent-elles pour quelque chose : je me sentis alors une âme de chef. L'Amérique saxonne était là, devant moi, térrorisée. Je ne lui faisais point vider ses poches mais restituer ses larcins. J'étais le redresseur de torts, le Don Quichotte de la Nouvelle Espagne, Tom m'avait sacré chevalier, je châtiais les félons :
-- Eh bien, docteur Bumbel ! (je tirai un coup de feu en l'air, cris gémissements) cela vous apprendra. Vous vous gratterez le deriière demain, docteur Bumbel, et je vous engage à ne pas recommencer devant moi ce subterfuge grossier, ce vil simulacre d'un prurit éhonté pour aller chercher votre pistolet. Et je n'aime pas beaucoup non plus ce petit sourire ironique, non ! je vous invite à plus de retenue, docteur. Il n'y a que nous ici qui ayons le droit de rire, vous entendez ? Contentez-vous donc de votre faciès de laryngologiste équivoque !
L'alcool joint à mille autres vapeurs plus chaudes que le feu grégeois me faisait partir des fusée, des chandelles romaines et des soleil dans la cervelle :
-- A nous de rire, parfaitement ! Je suis de mère Sioux, docteur, de grand-père Mohican, j'ai des oncles et des cousins chez les Commanches, les Chippways et les Delawares et vous avez planté du maïs sur leurs entrailles fumantes et j'ai encore dans la bouche l'ignoble goût de l'alcool frelaté dont vous les avez empoisonnés...
-- Adelante, adelante ! pisto, pisto : hurlait Jean, et passons la monnaie dans le sombrero de Ricardo, et les cigares dans celui de Pablo !
-- C'est vous, continuai-je en agitant mon pistolet que je commençais à trouver embarrassant, c'est vous docteur Bumbel avec votre gueule de penseur vénal, d'intellectuel marron, de moraliste à double fond et de prêcheur en eau trouble, c'est vous qui faites photographier sur le quai de la gare l'algonquin costumé dont vous égorgeâtes les pères. Vous lui avez flanqué des plumes postiches, vous l'avez empaillé mais il a eu le temps de faire des petits. Tenez ! les voici : sans plume, en liberté. Cessez de rire, visage pâle ! tête à scalper ! face de quacker libidineux !"
(c) Gallimard, 1937

 

Parutions :

  • Edition originale, Gallimard, Paris, 1937
  • Les Editions de la Nouvelle France, Paris, 1944, illustrations de Beuville
  • Le livre de poche n° 2775, Paris, 1970
  • Editions du Rocher, Monaco, 1988
Gravure sur bois de J. Perret
Le vilain temps
Actes du colloque de 2005 à la Sorbonne
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