"...C'est un fait certain que les bouteillons de classe et de libération ne vont plus suffire à nous tenir tranquilles. L'espèce de crédulité semi-comateuse où nous étions tous
réduits commence à se dissiper, l'espoir se fait moins frénétique et les bobards accumulés pour étouffer les idées de fuite se laissent entamer par l'approche du printemps. Nul courrier spécial ayant
crevé vingt chevaux depuis Vichy ne nous apportera un beau matin la liberté officielle timbrée au double sceau de la francisque et de la croix gammée, ou alors c'est que tout l'honneur de la France
aura passé au paiement de la rançon. Non, la liberté, la mienne, j'en suis bien certain maintenant, c'est une petite affaire qui me regarde. Le docteur n'en est pas moins persuadé, mais il a des
scrupules :
-- Un peu cucu à dire peut-être, m'a-t-il confié, mais j'ai la prétention d'être encore utile ici, pour l'instant en tout cas.
Je suis bien convaincu que ce renoncement à la fuite n'est pas une dérobade, mais un sacrifice. A tout hasard il s'amuse pourtant à travailler la carte avec moi. C'est une petite
carte que Nana m'a fait parvenir dans un pain d'épice avec une boussole qu'on pourrait se mettre au cou comme un médaillon. Depuis que j'ai cette boussole, depuis que je la sens planquée à mon chevet
derrière une latte reclouée, c'est comme si j'avais déjà un pied dehors et j'en tire une sérénité intime, une assurance, comme si Ariane en douce m'eût déjà glissé dans la main le bon bout de son
fil. Avoir son petit Nord bien planqué à la tête du lit, c'est quelqu'un. Puisqu'en France les phares se sont éteints, il faut bien se démerder tout seul dans ces remous de sargasse où braillent et
pleurnichent d'équivoques sirènes. Sur la dunette c'est le bordel, le porte-voix cafouille et le compas n'a plus de jus, mais ça n'a pas d'importance, je suis dépanné, j'ai ma petite boussole à moi
maintenant, ma petite aiguille tout spécialement magnétisée pour me conduire rue de la Clef, Paris Vème, et je vais me tailler ma route à mon idée, choisir mon cap, appareiller à mon heure."
(c) Gallimard, 1947.
Parutions :
- Edition originale,
Gallimard, Paris, 1947
- Le Livre de Poche n°
308-309, Paris, 1958
- Club du Meilleur Livre,
1959
- Le Livre de Poche n°
1573-1574-1575, Paris, 1969
- Editions de Crémille (2
vol.), Genève, 1971
- Folio n° 222, Paris,
1972
- Le Club pour vous,
Hachette, Paris, 1978